Écoutez Armstrong dans West End Blues.
Début du XX siècle, New Orléans est l’un des ports d’entrée de l’immigration aux Etats-Unis. Les immigrants venus d’Europe à peine à terre, se précipitent dans les estaminets locaux pour boire et se détendre. Les patrons italiens de ces établissements, eux aussi fraichement arrivés aux Etats-Unis cherchent à leurs proposer des distractions qui les retiennent.
On sirote mieux et plus longtemps une bonne bière en regardant un trompettiste épater la galerie. Les patrons de troquets « gangsters » se tournent vers le ghetto noir, véritable vivier de virtuoses[1]. Louis Armstrong, ex-jeune délinquant, devenu vedette, sera la première star internationale de cette musique nouvelle.
Faute de trouver du travail sur place, les immigrés remontent le Mississipi vers les cités industrielles du Nord, Saint Louis, Detroit, Chicago, Kansas City, New York. Les gangsters italiens suivent leur clientèle avec leur alcool et leurs musiciens. Au passage ils rencontrent l’enregistrement musical. Le 26 février 1917, l’Original Dixieland Jass Band, groupe composé exclusivement de blancs est le premier à enregistrer deux titres de jazz dans les studio de Victor à Chicago : « Livery Stable Blues » et « Dixie Jass Band One-Step » s’envolent. Avec un million et demi d’exemplaires vendus, ce disque ouvre le chemin de la musique moderne[2].
Au XIX siècle, la seule musique mondialisée était la musique savante. Pour être connue à travers le monde la musique devait être écrite. La grande vedette était le compositeur (Beethoven, Wagner ou Debussy), et les musiciens étaient des « interprètes », autrement dit des exécutants dont la liberté était encadrée. Ils avaient le droit de se singulariser par quelques nuances, mais le chef d’orchestre (fonction inventée au début du XIX) se chargeait de les garder dans le droit chemin. La musique populaire, généralement non écrite restait locale. La gigue bretonne, le Rondo gitano, ou les yodlers autrichiens n’avaient une audience que dans leur région[3].

Le jazz change tout cela.
Quatre caractéristiques construisent ce nouveau genre musical :
- Une section rythmique composée d’un batteur, d’une basse, d’une guitare ou d’un banjo, d’un piano assure le soutien harmonique et rythmique ; chez Armstrong, c’était sa femme Lil Harding qui pilotait cette section. Ces musiciens assurent le respect de la tension rythmique, le maintien du « groove » ;
- Devant cette section, les chanteurs ou les solistes animent la scène et l’espace sonores. Ils jouent et improvisent autour de la mélodie ; à ce jeu, Louis Armstrong est le meilleur ; pendant dix ans, à partir de son premier enregistrement en tant que leader le 12 novembre 1925, il est la vedette la plus admirée et la plus imitée, même s’il sait s’entourer de virtuoses ou s’intégrer dans des orchestres dirigés par d’autres ;
- l’amplification permet à la voix et au soliste de passer au dessus la section rythmique, grace au micro, ils parviennent à dominer l’orchestre et le bruit de la salle ; Armstrong et sa voix rocailleuse peuvent passer la barrière du bruit ; plus tard, Billy Holiday ou Lester Young murmureront à l’oreille de spectateurs grâce aux watts des amplificateurs électriques ;
- l’enregistrement permet de garder la mémoire de la performance des improvisateurs ; plus besoin de transcrire sur papier pour connaître la gloire et la renommée ; c’est l’enregistrement qui fait d’Armstrong, improvisateur génial une vedette internationale, l’un des inventeurs majeurs de la musique moderne
Souvent les morceaux enregistrés sont des réarrangements d’airs connus. Le rôle du compositeur éclate entre celui qui créée la mélodie, l’orchestrateur qui définit la partition de chaque instrument, et les improvisateurs. Ceux-ci deviennent les véritables patrons de la scène.
Cette musique demande des qualités nouvelles aux musiciens. Ils doivent être capable d’improviser lorsque vient leur tour, d’écouter les autres pour suivre leurs idées. Ecoute et créativité, deux qualités apparemment contradictoires, mais qu’ils doivent avoir pour s’intégrer dans cette musique. Il faut être capable de prendre toute sa place dans le concert, ce qui suppose une part d’égocentrisme, et de suivre les autres membres de l’orchestre lorsque c’est leur tour d’intervenir. Plus véritablement de chef d’orchestre, une fois le morceau lancé. Les groupes se forment au grès des concerts, des tournées, des enregistrements, les meilleurs musiciens se rassemblant pour un temps. Les qualités des membres du groupe permettent de produire en quelques heures de nouvelles œuvres, là où il fallait des jours, voire des années, pour écrire des œuvres, les faire répéter puis les présenter en concert dans le processus de création de la musique classique.
« West End Blues » est un des premiers succès de l’interprète. Le West End est une station balnéaire à coté de la Nouvelle Orléans où se produisaient les musiciens. Louis reprend avec autorité ce titre de son mentor King Oliver. Le leader ouvre et termine le morceau à la trompette. Après le premier solo, le trombone enchaine, la clarinette dialogue avec Louis qui chantonne. Earl Hines fait un ébouriffant solo de piano, et Louis conclue brillamment.
Toutes les bases de la musique moderne sont posées. Depuis on a remplacé les cuivres par des guitares, le batteur par des boites à rythmes, mais c’est toujours le même groove que l’on recherche.
Plus d’infos
Tous les premiers enregistrements de Louis Armstrong sont regroupés dans un coffret : Louis Armstrong : The Okeh, Columbia & Rca Victor Recordings – 1925-1933 (Sony Music).
L’illustration de cette chronique est un tableau de Léopold Adjevi.
[1] Ronald L.Morris : Le Jazz et les gangsters (Passage-2016)
[2] Noël Balen : L’Odyssée du Jazz (Liana Levi 2003)
[3] Guillaume Kosmicki : Musiques savantes de Debussy au mur de Berlin 1882-1962 (Le mot et le reste 2012)