Le Tilleul
Devant ma porte il y a un tilleul. Il change de forme chaque saison. L’hiver il dresse fièrement son squelette de branches. Au printemps, il se couvre de feuilles et de fleurs. L’été, en cas de canicule il devient un climatiseur naturel sous lequel nous nous réfugions. Lorsqu’il y a mistral, il bruisse comme la tempête. A l’automne il devient une boule de feu.
Le lied « Der lindenbaum » (le tilleul) de Schubert dit la beauté changeante de cet arbre. Il est sans doute la pièce la plus célèbre du cycle du Winterreise (voyage d’hiver).
En 1955, dans un livre de musicologie [1], le docteur es lettre Jean Gaudefroy-Demombynes écrit « après avoir été maître de musique des filles du comte Esterhazy, Schubert écrit « la belle meunière » en 1823 ; c’est un cycle de 20 pièces, dont la plus connue « Ungeduld » (impatience) fort peuple, « très midinette roucoulante », genre Tino Rossi du XVIIIe siècle, avec un rythme de guinguette, un élan déclamatoire sur « Dein ist mein Herz » mais vulgaire : de la musique d’accordéon. »… « Du cycle « Voyage d’Hiver » (1827) la pièce la plus célèbre est « Le Tilleul » : c’est charmant dans sa simplicité, bien qu’empreint de cette suavité viennoise d’hier qui nous paraît aujourd’hui un peu trop « guimauve » ;… »
Gaudefroy-Demombynes réussit à cogner sur deux personnes, Tino Rossi, présenté comme le degré zéro de la musique, et Schubert ramené à ce degré zéro. Le pauvre Tino Rossi est bien oublié aujourd’hui, mais Schubert est sans doute un des compositeurs les plus joués. Ne rions pas trop de Gaudefroy-Demombynes. Les artistes que nous admirons seront peut-être complètement oubliés ou passés de mode dans quelques années.
Et il y a quelque chose à retenir dans cet avis abrupt. Les grandes compositions de Schubert ne sont pas parues de son vivant. A coté de travaux alimentaires, il publie des lieder, quelques compositions de chambre. Elles peuvent être chantées en société, avec un accompagnement de piano par la maîtresse de maison. Schubert ne peut pas se permettre de ne faire que des œuvres complexes, difficiles à exécuter. Il faut bien pouvoir mettre en valeur des chanteurs et des musiciens amateurs.
« Le Tilleul » est à mi-chemin. Il débute par une simple mélodie en mi majeur, pour passer ensuite en mineur avant de faire entendre quelques dissonances inquiétantes. La mélancolie sourde de la pièce sort de cet oscillement permanent entre simplicité et complexité qui fait le charme de la musique de Schubert.
Les musiciens et musicologues classiques aiment bien parler de lied ou de mélodies, pour éviter que l’on mélange ce qu’ils font avec les musiques « populaires ». Mais il s’agit bien de chansons, de « songs », comme on en trouve dans le folk, la pop, le jazz ou le rock et tous les autres. Schubert ou Beethoven ne sont pas de nature différente de Louis Armstrong, Little Richard ou même Tino Rossi.

Le quintette à cordes
Le dimanche 15 aout, nous sommes allé à l’église d’Ansouis (Vaucluse) pour écouter un Grand Concert Miniature. Les interprètes jouaient le quintette à deux violoncelles.
Là il n’était plus question de charme, de Tino Rossi ou de guimauve.
La tempête s’est levée. Le premier mouvement commence par un crescendo qui ferait impression dans n’importe quel film d’horreur. Il continue par un orage violent. Le mouvement lent qui suit est funèbre. Un des violoncelles joue comme une cloche d’enterrement, et les autres glissent vers l’abime. Le reste est à l’avenant.
C’est le jazzman Albert Ayler jouant « Ghost », Jimi Hendrix martyrisant ses cordes à Woodstock sur le « Star-spangled banner », Kurt Cobain hurlant « Smells Like Teen Spirit ». Comme ces musiciens, Schubert meurt jeune à 31 ans. Le quintette a été fini de composer 2 mois avant sa mort. Il paraît comme une dernière tentative de dire sa rage et sa douleur.
« « it’s better to burn out than to fade away » (« il vaut mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu »)[2]
Plus d’infos
Il existe de multiples versions du Winterreise et du Quintette à deux violoncelles. Citons pour le Winterreise la version récente de Werner Güra et Christof Berner chez Harmonia Mundi, et pour le Quintette celle du quatuor Ebène et Gautier Capuçon chez Erato. La version qui suit est la version française de Georges Thill.
A Ansouis, le Grand Concert Miniature était donné par Sophie Perrot, Magali Damesse, Anne-Claire Choasson, Da-Min Kim et Xavier Chatillon.
[1] Jean Chantavoine et Jean Gaudefroy-Demombynes Le Romantisme dans la musique européenne (Albin Michel-1955)
[2] extrait des paroles de Hey Hey My My , chanson de Neil Young, cité par Kurt Cobain dans le courrier accompagnant son suicide