Le 28 septembre dernier, c’était l’anniversaire des trente ans de la mort de Miles Davis.

Que choisir ? Par quoi commencer dans l’œuvre de cet artiste protéiforme ? Le Miles trompettiste de Charlie Parker, celui du premier quintet, du deuxième quintet, le Miles électrique, celui qui continue à créer avec Marcus Miller malgré la maladie. Pourquoi ne pas revenir à cette œuvre unique « Kind of blue » ?

Au lendemain de la deuxième guerre, le jazz n’est plus la musique qui monte. Dans les ghettos noirs, on écoute du blues électrique et du gospel. Bientôt, en 1954, Ray Charles fusionne les deux dans « I got a woman », et lance la soul.

Mais cette musique ne comble pas tous les musiciens. Certains aspirent à une musique plus complexe, plus sophistiquée. Un Duke Ellington, un Gil Evans, le jeune Quincy Jones proposent une musique plus écrite, plus proche des standards de la musique classique. La suite de 45 minutes, « Black, Brown and Beige », composée par Ellington est pour certains le futur de la musique. Le Bebop propose une autre voie, avec une musique improvisée sur des grilles harmoniques d’une rare complexité. Thelonious Monk est le nouveau pape de cette musique. Miles Davis fait ses premières armes dans ce contexte avec Charlie Parker.

Puis, en 1959, il enregistre Kind of Blue. Des mélodies simples, des grilles harmoniques minimales. Mais un groupe de musiciens expérimentés. Miles, John Coltrane, et Paul Chambers jouent ensemble depuis quatre ans. Cannonball Adderley les a rejoint en 1958, Jimmy Cobb, à la batterie l’accompagnait, Bill Evans au piano a fait quelques séances avec eux, Winston Kelly, nouveau pianiste régulier du quintet de Miles fait une apparition. Bref un sextet de musiciens aguerris, se connaissant bien. Derrière les consoles, il y a aussi le producteur Teo Macero qui accompagnera Miles pendant pratiquement vingt ans. L’enregistrement prend deux séances les 2 mars et 22 avril 1959. Les musiciens profitent du nouveau format le 33 tours (il n’existe que depuis 11ans). Ils prennent le temps de l’improvisation largement libérée dans ce qu’on appellera le jazz modal. Les cinq morceaux durent entre 5 et 11 minutes.

L’apparition d’une autre version de Flamenco Sketches, le dernier morceau, démontrera plus tard que tout n’a pas été improvisions, et qu’il y avait eu un peu de montages a postériori. Le succès sera colossal. Kind of Blue sera un des seuls albums de jazz à entrer dans les Hit-parades. Il se serait vendu à plus de 4 millions d’exemplaires (seul le Koln Concert de Keith Jarrett approche ce chiffre).

Ce succès explique l’influence colossale de ce disque. Toute l’œuvre de Miles, y compris sa partie électrique sera marquée par cette liberté exceptionnelle donnée aux musiciens. Les autres musiciens qui participent à cet enregistrement auront tous une carrière majeure. Mais c’est tout le jazz qui va suivre. Désormais, on abandonne pour longtemps la tentation de faire du jazz une musique écrite comme le classique. C’est une musique improvisée où l’on fait confiance aux musiciens. C’est en même temps une musique complexe qui nécessite de se concentrer pour l’écouter.

Le jazz sera désormais une musique que l’on écoute assis, en concert, loin des cabarets et des ballrooms des origines. Cela créera des guerres de chapelle. Certains regretteront la simplicité des origines (avec parfois un côté oncle-tomiste, considérant que les musiques noires devaient rester simples, accessibles). Le Free Jazz, la Fusion seront influencés. Les groupes de San Francisco, les Greateful Dead, Jefferson Airplane, Quicksilver Messenger Service s’engouffreront dans la brèche. En deux jours, Miles et son gang avaient brisé les chaines pour la musique du futur.